La patiente : l’élégance d’une tragédie grecque

Le court roman du bisontin Jean-Philippe Mégnin emmène très vite le lecteur dans une atmosphère particulière. Un gynécologue homosexuel, une jeune femme mystérieuse enceinte, un secret...

lapatiente

C’est dès le premier échange de regards que j’ai compris que ce ne serait pas une patiente ordinaire.

La chaîne stéréo dissimulée dans le placard diffusait doucement les “Suites pour violoncelle”, et elle m’a regardé sans sembler me voir, comme si Bach à ce moment-là était plus présent dans la pièce que moi.

[…]

Malgré cela, sa seule présence a tout de suite éveillé chez moi une sensation obscure, un sentiment d’insécurité diffus mais palpable, comme une brume matinale.

Jean-Philippe Mégnin est de ces écrivains qui savent, en peu de pages, créer un décor, une atmosphère dans lesquels le lecteur est immédiatement happé.

La patiente, comme La voie Marion, son premier roman, est court, mais dense. Il s’apparente à un travail minutieux d’archéologue qui, précautionneusement, creuse dans les entrailles des âmes et des vies. Il en met à jour les traces, les cohérences et les incohérences, les joies et les douleurs. Il recompose une histoire qui s’imbrique dans d’autres histoires. Et ces histoires anciennes, compliquées parce que très humaines viennent heurter de plein fouet celle du narrateur.

Le narrateur, Vincent, devient ainsi acteur, spectateur et analyste d’un drame.

Tout commence dans son cabinet médical, celui d’un gynécologue. Une nouvelle patiente à qui il confirmera qu’elle est bien enceinte va bouleverser sa vie.

Il ne sait rien d’elle, sinon le peu qu’elle lui en dit.

Elle m’apprit qu’elle était née trente-deux ans auparavant dans l’arrondissement voisin, où elle résidait toujours, avenue Bosquet, qu’elle était directrice de collection chez un éditeur du quartier, et qu’elle était célibataire.

Et un peu plus tard, lors de cette première consultation, elle pose une question.

- Gynécologue, c’est un choix professionnel un peu étrange, pour un homosexuel, non ?

Visiblement, elle sait tout de lui.

[…]

Elle a repris place en face de moi, a rempli son chèque sans rien dire, l’a posé devant moi, s’est levée en jetant négligemment la bretelle de son sac sur son épaule, et debout, en montrant le portrait en noir et blanc dans son cadre, posé en biais près du téléphone, m’a foudroyé.

- C’est David qui me l’a dit.

Mais David, l’amant, le compagnon de David, n’a jamais parlé de cette femme. Entre les deux hommes, un silence pesant s’installe, silence que Vincent ne veut pas briser.

[…]

Ce qu’il y a, c’est qu’entre lui et moi se tient, comme un nuage léger, la silhouette de cette femme qui désigne du doigt son visage en noir et blanc avec ces mots « C’est David qui me l’a dit… »

Voilà ce qu’il y a ; mais je ne lui en parlerai pas, parce que je sais déjà que c’est absolument impossible, du moins pour ce soir. Plus tard, on verra. Peut-être arriverai-je à surmonter cette envahissante anxiété de savoir ce qu’il peut bien y avoir entre eux, de savoir pourquoi il ne m’a jamais parlé d’elle, de savoir pourquoi elle, elle a éprouvé ce besoin insensé de m’entrainer là-dedans.

[…]

Des jours qui ont suivi, je n’ai guère le souvenir.

Il ne me reste que cette question lancinante de ce qui se jouait entre nous trois, étrange partie dont je ne comprenais ni l’enjeu ni les règles, et au-dessus de laquelle flottait comme une fumée l’inquiétante promesse de cet enfant à venir.

Il y a le travail, les restaurants, les visites d’un Paris inconnu chargé d’histoire grâce à David, les catacombes, les vernissages, la musique, la vieille Jaguar de Vincent et les peintures rupestres en Dordogne…

Il lui arrivait de dormir chez moi, jamais l’inverse car ses parents, m’avait-il expliqué, habitaient le même immeuble, rue d’Estrées. Depuis notre rencontre il y a six ou sept ans, un rempart invisible mais puissant séparait sa vie avec moi de sa vie en dehors de moi. À l’exception de la maison de l’île de Houat, toujours vide en dehors de ses brefs passages à lui, jamais je n’avais pu entrevoir la moindre molécule de sa vie familiale.

Et la question du corps et des corps. Corps représentés par la peinture, corps de femmes enceintes, corps à corps masculin jamais vraiment évoqué…

La patiente revient dans le cabinet de Vincent. Elle lui demande de ne plus l’appeler madame D., mais Camille.

J’étais dans un état étrange d’anxiété sourde mêlée de lâche soulagement.

Elle ne m’avait pas reparlé de David.

 

La maison de l’île de Houat. Vincent et David y passent trois jours. Entre eux deux, un fantôme, une question en suspens, un mystère.

C’était une petite maison, parmi les dernières du bourg sur les chemins du large.

Elle avait cette allure sage des logis peu souvent occupés, où chaque objet a son importance. Pas de concession au superflu, juste un refuge. Avec, quand même, étrange, décalé dans cette atmosphère dénudée, un piano.

Et puis tu n’imagines pas comme le vent qui rabote l’île la nuit s’accorde bien avec le si bémol mineur…

Enfin, plus tard, à Paris, Vincent ose parler de Camille.

C’était un soir, il était tard, nous avions passé une soirée ennuyeuse avec des gens insipides, et nous déambulions le long des quais.

[…]

Il est devenu blême. J’ai cru qu’il allait s’écrouler.

- Tu dois te tromper. Ce n’est pas possible.

- Je ne me trompe pas. Je suis absolument sûr de moi. D’ailleurs, elle…

- Alors tu mens !

Il s’est mis à hurler.

- Tu dis ça pour me cuisiner, pour me faire parler, comme un flic ! Un sale flic, voilà ce que tu es ! Je ne te dirai rien, tu m’entends ? Rien ! Ça ne te regarde pas !

Un secret, un de ceux qui empoisonnent la vie des familles et qui finit en drame. David se suicide.

- Bonjour Docteur. Pardonnez-moi, je vous appelle pour une mauvaise nouvelle.

Je me suis senti me glacer.

Contrairement à ce qui se passe en général dans ces cas-là, la voix était pleine d’assurance.

- Je suis le frère de David, et nous avons appris hier sa disparition.

- Sa disparition, mais que voulez-vous…

[…]

La souffrance, ça fonctionne par étapes. Ce n’est pas un sentiment. Souffrir, c’est prendre conscience, petit à petit, des différentes composantes de la douleur.

Le plus dur, après le précipice de l’instant fatidique, c’est de s’installer dans l’après. Intégrer l’idée que désormais on ne pourra plus jamais parler au présent ; qu’il y a eu un avant, irrémédiablement clos. Que maintenant, c’est l’après.

[…]

Il a bien fallu vivre.

[…]

Enfin, Camille rompt le silence et révèle le secret qui la liait et va la lier à tout jamais à David.

Sur la place, l’après-midi finissait.

J’ai eu le sentiment que le bruit de la fontaine était plus présent dans la pièce que d’habitude.

- Camille, il va falloir que vous m’aidiez… je ne vous suis plus…

Elle a soupiré, la tête inclinée sur son épaule

- Je sais …

Silence.

- C’est pour ça que je suis là…

Encore ce silence.

- J’ai été une petite fille très… très égocentrée.

J’étais toujours aussi abasourdi. Quel rapport ?

- Ne prenez pas cet air ahuri, docteur. Vous allez voir, tout se tient. Tout.

Et elle a ajouté, c’est la première fois qu’elle disait ça 

- Je ne suis pas folle…

La patiente.

Un roman d’une rare élégance qui s’élève à la hauteur d’une tragédie grecque.

 

 

 

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