L’arpentage, une lecture collective à découvrir

Datant du 19e siècle et des Cercles ouvriers, utilisée dans les maquis pendant la Résistance, c'est une méthode d'éducation populaire permettant l'accession à des textes qu'on n'oserait pas aborder en solitaire. La Fruitière à Idées de Montain (Jura) l'a adoptée après la lecture du livre d'un philosophe canadien sur le municipalisme qui traite des communs...

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Ça a commencé le 5 janvier par une présentation lors d'une réunion destinée à construire le programme des activités de la Fruitière à Idées, à Montain. Arnaud et Pauline, récemment installés dans ce petit coin de Jura entre Lons-le-Saunier et Poligny, disent « et si faisait de l'arpentage ? » A part mesurer à la chaîne d'arpenteur, tout le monde se demandait de quoi il pouvait en retourner et voulait en savoir plus. « On prend un livre et on le déchire... »

Ça commençait mal. Déchirer un livre, ça faisait penser aux autodafés, aux livres brûlés par les nazis et quelques autres régimes autoritaires... Sauf que l'arpentage, ce n'est pas ça du tout. C'est même tout le contraire. C'est une lecture collective d'un livre qu'on n'aurait sans doute pas lu en solitaire. Parce que l'ouvrage est ressenti comme trop difficile, trop gros, trop cher... « La méthode est née au 19e siècle en milieu ouvrier, c'est de l'éducation populaire », explique Arnaud. Avec Pauline, ils l'ont découverte à Toulouse, à la Cave-Poésie René-Gouzenne qui programme régulièrement des ateliers arpentage et avec le collectif La Volte.

On prend donc un livre et on le sépare délicatement en autant de morceaux qu'il y a de participants. Chacun a ensuite une heure pour lire son passage et préparer une restitution de quelques minutes devant le groupe.

« Mettre en lien ce qu'on vit
et ce qu'on lit... »

Expliquée comme ça, la proposition a été acceptée avec enthousiasme. Nous étions donc six, ce samedi 7 avril, pour notre premier arpentage, à écouter Pauline et Arnaud expliquer le point commun entre les six ou sept livres disposés sur une table basse autour de la quelle nous étions assis.

« On a choisi le thème de la ville et de la campagne car elles sont souvent opposées, et nous souhaitons un regard plus positif », dit-elle. « On cherche pour notre part à mettre en lien ce qu'on vit et ce qu'on lit... » Chargée d'action culturelle au Colombier des Arts de Plainoiseau, Pauline est citadine et aime la ville...

Arnaud est quant à lui maraîcher au village... Il explique les règles du jeu en distribuant deux petits papiers à chacun. Ils servent à voter pour un des livres. On les prend tous un instant, regarde le résumé de la quatrième de couverture, le sommaire, lit un paragraphe au hasard... Il y a notamment Retour à Reims de Didier Eribon, Un Monde de bidonvilles de Julien Damon, La France périphérique de Christophe Guilluy, A Nous la ville ! de Jonathan Durand-Folco... Pas facile de choisir, tous sont intéressants.

« Comment s'approprier une lecture de réflexion, qui aide à penser... »

Au premier tour, trois livres sortent du scrutin pour absence ou insuffisance de suffrage. A Nous la ville ! est choisi au quatrième tour face à Un Monde de bidonvilles... Arnaud le décompose, étale les liasses ainsi constituées sur la table et met le sommaire en évidence. Chacun est invité à dire ce qu'il attend, espère ou redoute de l'exercice.

« La lecture collective me tente », dit Fred. « Aurais-je le niveau, je me suis arrêtée en première », dit Martine. « Je suis ravie de découvrir cette technique de lecture, je ne pourrai plus dire que j'ai lu un livre intéressant mais que je ne me souviens plus ce qu'il y a dedans », dit Ghislaine... Sylviane, qui fut prof de lettres, est séduite d'avance : « j'ai passé ma vie professionnelle à essayer de faire partager ma passion de lire. Là, je suis curieuse : comment s'approprier une lecture de réflexion, qui aide à penser... »

Pour la restitution, Arnaud expose les dernières recommandations et propose quelques pistes : « un passage change-t-il votre regard sur l'espace que vous habitez, ou n'habitez pas ? Illustrez une problématique du livre par un angle concret de votre quotidien. Proposez une citation marquante. Après lecture, quelles actions avez-vous envie d'entreprendre pour changer votre bassin de vie ? »

« Une coalition de villes rebelles
contre la centralisation du pouvoir et
la domination étatique... »

Après s'être servi une boisson et avoir grignoté le gâteau cuisiné par Fred, chacun se campe alors, muni de ses quelques pages, dans sa position de lecture favorite. Calé dans un fauteuil ou affalé sur un canapé, assis sur une chaise ou posé sur une marches d'escalier... On n'entend plus que le chant des oiseaux, le cri rauque d'un scooter ou le bruissement des voitures... Je suis tombé sur 26 pages de la fin du livre et commence un paragraphe intitulé « Décentralisation et pouvoir constituant ». (voir l'introduction ici).

L'auteur, prof de philo de l'université de Laval à Québec, défend un mouvement populaire d'émancipation par l'action territoriale : le municipalisme. Il propose de créer « un front municipal ou une coalition de villes rebelles contre la centralisation du pouvoir et la domination étatique... » Il explique plus loin soutenir le radicalisme de Valérie Plante qui lui permet de conquérir le parti Projet Montréal - écolo et anti-corruption - face à un concurrent plus consensuel. Il ne sait pas encore qu'elle l'emportera aux municipales de novembre 2017 face au sortant libéral, le livre étant publié avant.

L'ouvrage  nous apprend que les communes québécoises ont une autonomie fiscale, donc politique, bien plus vaste que les collectivités françaises, mais les problématiques demeurent semblables dès lors qu'on parle de transferts de compétences et de responsabilités, elles doivent s'accompagner du transfert de ressources.

« Globalisation par le bas »

La restitution des autres arpenteurs, soulignant des points particuliers, montre aussi que chacun a sa propre manière de lire. Christian, qui a lu un chapitre sur les visages du municipalisme, met l'accent sur « le brassage des gauches » qui constitue une « mise en commun décisive ». Ghislaine fait le parallèle avec la France : « c'est comme chez nous, ils ont aussi des grands projets inutiles, le piège de l'esprit de clocher, la vigilance citoyenne pas toujours au rendez-vous, comme ici à Montain sur le PLU... »

Pauline a été intéressée par l'articulation entre les identifications nationale et territoriale : « je ne suis pas inscrite sur la liste électorale du lieu où je vis, donc je ne vote pas... » Sylviane a trouvé « traditionnelle » la critique du capitalisme qu'elle a lue, mais a été très sensible au « nouveau paradigme : pour quoi on se bat. Cela tourne autour du commun et de la commune : les biens, les usages, gérer ensemble... C'est une globalisation par le bas. Il parle de conscience de classe, mais aussi des lieux... » Fred, qui a lu le chapitre « archéologie de la démocratie municipale » rapporte que cette histoire n'est pas nouvelle : « le premier serment communal date du 11e siècle en France... »

Le manifeste qui conclut l'ouvrage n'a pas échappé à Martine qui a apprécié les six grands principes sur lesquels se base le réseau d'action municipale qui, ni parti ni mouvement social, se construit sur une « plateforme citoyenne, créative et collaborative »... On a l'impression d'avoir déjà vu ça quelque part en France, du mouvement macroniste En Marche, plutôt vertical, à la France insoumise et sa dynamique gazeuse...

Du débat sur la restitution, une idée ressort : ville ou campagne, la question démocratique se pose de manière identique. Et un sujet s'impose : comment les citoyens peuvent s'approprier les enjeux du PLU quand sa rédaction est sous-traitée à un cabinet spécialisé ?

Au-delà de ces vastes programmes, une certitude : la Fruitière à Idées organisera un arpentage mensuel. Et comme animer un arpentage n'a rien de sorcier, peut-être la pratique essaimera-t-elle... 

 

 

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