Belfort : vente imminente des activités nucléaires stratégiques de General Electric

Un nouveau plan social important touche General Electric à Belfort dans son unité consacrée au charbon et au nucléaire. Alors que des compétences clés vont disparaitre, cette division stratégique est mise en vente par les Américains. Deux options seraient encore en arbitrage à la tête de l’État, à la manœuvre pour retrouver sa souveraineté dans ce domaine vital : l’offre EDF/Framatome et celle portée par l’ancien dirigeant d’Alstom Frederic Pierucci. Au cœur des enjeux : la société Geast, fondée après la vente de la branche énergie d’Alstom en 2014 et dont dépendent les fameuses turbines Arabelle ainsi que la maintenance des centrales nucléaires de France et des bâtiments nucléaires de la marine nationale. Depuis quelques semaines, son conseil d’administration est dirigé par Hugh Bailey, directeur de GE France, par ailleurs visé par une enquête pour « prise illégale » d’intérêt depuis son passage de Bercy à GE.

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Le dossier est évidemment ultra-sensible. Forcé de trouver des liquidités, General Electric vend ses activités nucléaires, rachetées avec toute la branche énergie d’Alstom en 2015 dans des conditions au parfum de scandale. Les négociations en cours s’opèrent au plus haut niveau et dans la plus grande discrétion. Après en avoir autorisé la vente, l’État est désormais à la manœuvre pour récupérer dans son giron cette activité et les technologies associées qui lui sont vitales. Début décembre, Bruno Le Maire déclare devant les députés qu’il compte bien garantir la souveraineté nationale sur les turbines Arabelle. Derrière cet acronyme, où le « A » fait mention à Alstom et « bel » à Belfort, berceau de la société, se cache la meilleure et la plus fiable des turbines à vapeur pour le nucléaire, 7 mètres de diamètre, 4.000 tonnes. Conçues par Alstom, elles sont toujours fabriquées à Belfort, désormais par General Electric. « L’État français a un droit de regard sur les orientations stratégiques de cette industrie, qu’il ne peut abandonner », ajoute Jean-Marie Girier, préfet du Territoire de Belfort, sans guère s’étendre davantage lors d’un point presse consacré à d’autres questions.

Il fait là référence à l’unique action dont l’État dispose dans la société Geast, créé par Alstom et General Electric en 2014 pour regrouper les activités nucléaires de l’entreprise avant leurs transferts aux Américains. Elle a été acquise un euro, mais vaut de l’or. Cette action préférentielle garantit en effet à l’État un siège au conseil d’administration de Geast et un droit de veto sur les opérations de fusion, de scission et de manière générale sur toutes les décisions pouvant avoir un effet défavorable sur la fourniture de produits ou de services dans la partie îlot conventionnel des centrales nucléaires. C’était l’une des spécialités d’Alstom, une terminologie qui correspond aux éléments que l’on trouve dans la salle des machines d’une centrale, là où la vapeur est transformée en électricité par la turbine et le groupe turboalternateur. Autre garde-fou, l’État conserve, via une société dédiée, une licence sur les droits de propriété intellectuelle des technologies Alstom existantes et à venir, dont bien sûr Arabelle. Depuis octobre 2018, et le retrait complet d’Alstom, la multinationale américaine détient la totalité des actions de Geast, à l’exception donc de celle de la France.

Des coups de pressions qui entachent la souveraineté de la France

L’enjeu est fondamental, car c’est de cette société que dépendent la commercialisation et l’intégration des turbines Arabelle pour les futurs EPR du monde entier et bientôt en France, la maintenance de toutes les centrales nucléaires française, des turbines du porte-avion Charles de Gaulle et des sous-marins nucléaires de la marine. L’État semble aujourd’hui profiter d’une opportunité pour réintégrer ces activités nucléaires dans son giron, alors qu’il en avait autorisé la vente en 2014, sous la plume d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie. Ce qui n’avait pas manqué de susciter de fortes critiques, notamment parce que cela fragilisait l’indépendance énergétique et militaire française. Ces craintes étaient parfaitement fondées et les précautions que nous avons évoquées n’ont pas été en mesure de garantir une protection sans faille des intérêts vitaux de la France. Juste après la vente, finalisée fin 2015, General Electric met un coup de pression monumental à EDF pour lui imposer un contrat plus avantageux, et notamment réduire sa responsabilité financière en cas d’accident, en cessant quelques jours la maintenance des centrales nucléaires en février 2016. On peut imaginer la panique, mais un précédent existait déjà. Pour faire payer à la France son opposition à la guerre en Irak en 2003, les États-Unis avaient alors cessé plusieurs mois les opérations de maintenance et la fourniture de pièces pour les catapultes mécaniques du porte-avion français.

Pour éviter ces fâcheux désagréments et cesser sa dépendance aux États-Unis ou au calendrier financier à court terme d’une multinationale, la France cherche à retrouver sa souveraineté dans ses domaines militaires et énergétiques stratégiques qu’il avait abandonnés. Signe que les discussions sont désormais bien engagées, Hugh Bailey, directeur général de General Electric France, a été désigné président du conseil d’administration de Geast il y a quelques semaines. Un interlocuteur que l’État connait bien. Il était notamment conseiller d’Emmanuel Macron à Bercy quand celui-ci a autorisé le rachat d’Alstom. Il rejoint ensuite General Electric en 2017 avant de prendre la tête de l’entité France en avril 2019, un mois avant l’annonce par le groupe de la suppression de 1000 emplois, dont 800 dans l’entité turbines à gaz de Belfort. Malgré un avis favorable de la commission de déontologie de la fonction publique, qui a validé ce pantouflage à condition qu’il cesse tout contact professionnel avec ses anciens collègues de Bercy, Hugh Bailey est visé en septembre 2019 par une enquête qui suit son cours pour « prise illégale d’intérêts » menée par l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, l’OCLCIFF. En cause, une garantie financière à l’exportation d’un montant de 70,3 millions d’euros accordée par l’État à General Electric en 2016 pour des turbos-alternateurs à destination d’une centrale en Irak. Aujourd’hui, on l’imagine mal ne pas être au cœur des négociations avec Bercy et l’Élysée concernant la vente de Geast.

EDF rechigne, mais serait aujourd’hui rassurée

Deux options sont sur la table et seraient toujours en arbitrage. L’une d’elles est portée par Frederic Pierucci, ancien patron de la branche Chaudière d’Alstom, donc nucléaire. Il connait très bien son dossier et le marché. Il a aussi la particularité d’avoir été arrêté en avril 2013 à New-York par la FBI qui l’a mis en cause dans le cadre d’une enquête concernant le versement par Alstom de pots de vin versés 10 ans plus tôt en Indonésie. Lui estime que cela a servi de prétexte et qu’il a en réalité été l’otage économique dans une opération judiciaire, permise par l'extraterritorialité du droit américain, visant à affaiblir l’entreprise française pour faciliter la cession de sa branche énergie à General Electric. Depuis plus d’un an, l’ingénieur alerte les autorités sur la nécessité de racheter les fameuses turbines et défend le projet « France Arabelle ». Il s’est associé à d’autres anciens cadres d’Alstom, au fonds Sénévé Capital. La banque publique d’investissement (BPI), la banque européenne d’investissement (BEI) et la Caisse des dépôts seraient aussi prêtes à soutenir cette initiative.

L’Élysée serait plutôt sur une autre piste et insisterait pour privilégier un rachat par EDF, quitte à lui forcer la main, via sa filiale Framatome qu’il détient à 75,5 %. Problème, l’électricien qui a déjà bien assez à faire avec sa prochaine restructuration dans le cadre du projet Hercule, n’en aurait ni l’envie, ni les moyens et de toute façon pas assez de visibilité sur le nucléaire. « EDF attendait un signal fort, ce signal est venu », confie un parlementaire au fait du dossier. Lors de sa visite au Creusot du 8 décembre sur le site de Framatome, qui forge les éléments lourds de l’îlot nucléaire des centrales, telle que les chaudières qui contiennent le réacteur, Emmanuel Macron a donné de sérieux gages pour l’avenir de la filière. En plus d’annoncer que le prochain porte-avion français serait à propulsion nucléaire, il laisse surtout entendre que la France construira bien de nouveaux EPR. Il ne l’annonce pas officiellement, mais déclare sans ambiguïté que « le nucléaire restera la pierre angulaire de notre autonomie énergétique ». Voilà peut-être de quoi rassurer EDF sur cette possible acquisition « forcée » et la rendre plus acceptable avec les perspectives de marché considérables qu’offre le renouvellement du parc nucléaire à courte échéance.

Belfort encore frappé par un plan social General Electric qui affaiblit sa division nucléaire

Lors de sa visite au Creusot, le président avait assuré à Marie-Guite Dufay, présidente de la région Bourgogne-Franche-Comté, que des annonces auraient lieu dans les prochaines semaines concernant le dossier General Electric et sa division nucléaire. Elle venait alors de lui adresser une énième lettre ouverte pour lui demander un soutien conséquent concernant Belfort. Elle plaide aussi, avec d’autres élus locaux, pour que l’État, via Framatome, se porte acquéreur de l’ensemble de la branche énergie de General Electric. Ce qui inclurait donc, outre le nucléaire, les activités hydroélectriques et gaz. Ce qui en quelque sorte, reviendrait à rétablir la situation qui préexistait à la vente de la branche énergie d’Alstom en 2015 à General Electric. Mais cela ne semble pas du tout faire partie des plans de l’État, pour l’instant uniquement focalisé sur le nucléaire. Le droit de veto de la France au sein de Geast explique sans doute aussi pourquoi il se concentre uniquement sur le nucléaire, de fait, beaucoup plus simple à acquérir que les autres segments de la branche énergie. Les premiers mots du discours d’Emmanuel Macron ont été pour Belfort, quand il a évoqué son intention de se battre pour que ce « territoire d’industrie ait l’avenir qu’il mérite ».

Reste qu’aujourd’hui, Belfort est encore frappé par un plan social de General Electric. Il touche cette fois l’entité GE Steam Power System, détenue par Geast et qui chapeaute les activités nucléaires et charbon. Elle emploie 1787 personnes en France, dont près de 1400 sont localisés dans le nord Franche-Comté. Dans ce plan, qui n’est pas le seul en cours, General Electric vient d’annoncer la suppression de 238 postes, essentiellement des ingénieurs chargés du suivi des projets et de l’intégration des différents éléments dans une centrale. Ainsi, 24% des effectifs de l’établissement Thermal System Belfort sont concernés, soit 197 postes sur 818 alors que l’entité manufacturière de production de la turbine Arabelle et des alternateurs, située à quelques pas, n’est presque pas touchée. General Electric justifie son plan par sa volonté de se dégager de la construction de centrales à charbon neuves, qui n’ont plus d’avenir. Mais les compétences charbon sont presque les mêmes que celles nécessaires à la technologie nucléaire, qui produit aussi de l’électricité avec de la vapeur d’eau.

Des syndicats pas naïfs sur le rôle de l’État

« Si on supprime des compétences dans le charbon, on en supprime aussi dans le nucléaire et cela revient à diminuer nos capacités à affronter l’avenir », craint Christian Mougenot, délégué CFDT chez Steam. « L’un des gros risques de ce plan, c’est que l’on va avoir une démobilisation sur les projets en cours. Des gens vont faire le choix de partir parce qu’ils en ont marre. Depuis qu’on est ici, on a une réorganisation de service quasiment tous les ans. J’ai peur qu’il se passe la même chose que chez Gaz. Ils ont eu une grosse perte de connaissance et, aujourd’hui, ils rament pour exécuter leurs projets », poursuit Laurent Humbert, syndicaliste à la CFE-CGC, à la tribune de la première AG des salariés de GE Steam qui s’est tenue le 16 décembre. Les projets en cours dont on parle ici sont par exemple ceux de la centrale nucléaire EPR de 3ème génération de Hinkley Point au Royaume-Uni, ainsi que plusieurs centrales menées avec les Russes de Rosatom.

Les syndicalistes demandent tous aussi une reprise en main par l’État de l’ensemble de la filière énergétique de General Electric. Cela permettrait de proposer une solution globale de cohérence industrielle, de mutualiser des compétences proches et complémentaires et, surtout, de les maintenir même quand des creux de charge se présentent sur un secteur, par exemple entre deux gros projets nucléaires. Laurent Humbert mesure tout de même l’intérêt et la cohérence de ce que pourrait constituer un rapprochement de GE Steam, dédié à l’ilôt conventionnel, avec Framatome, qui jouit d’une structure pérenne et qui gagne des marchés pour la partie ilôt nucléaire. « Il faut cependant qu’EDF arrive à nous laisser une part du gâteau sur la partie intégration que l’on fait ici. Parce qu’ils peuvent très bien dire, nous on ne veut que la partie turbine alternateur et tout le reste on s’en occupe. Ils savent faire aussi, mais cela nous mettrait en danger. Pour nous, le meilleur cas serait qu’EDF nous laisse gérer une partie de l’aspect intégration pour plus de cohérence ». Mais pour ce syndicaliste, il ne fait aucun doute que l’État, via sa place dans Geast, a déjà validé ce plan social qui se concentre sur la turbine Arabelle au détriment de la conception des projets. Il pourrait, en effet, très bien s’en accommoder pour racheter au rabais l’entité et récupérer ensuite les précieuses compétences de cette main d’œuvre belfortaine dans son giron, via EDF.

« Il faut des entreprises qui regardent au siècle, pas au trimestre »

L’État souhaite aussi aller vite en réalisant cette opération pendant que General Electric se trouve au plus bas et en grande difficulté financière. Sa situation le pousse à vendre au plus vite certains de ces actifs pour rémunérer ses actionnaires. En 2018 et en raison d’un retournement du marché, le groupe a dû déprécier à hauteur de 23 milliards de dollars sa branche énergie achetée 12 milliards d’euros à Alstom en 2015, sa cotation boursière s’était effondrée. Ses activités aéronautiques sont lourdement frappées par la crise du coronavirus et il était visé, il y a quelques jours encore, par une enquête de la SEC, le gendarme de la bourse américaine, pour une suspicion de fraude comptable masquant une perte de 38 milliards de dollars. Pour stopper ces poursuites, General Electric vient d’accepter de payer une amende de, seulement, 200 millions de dollars.

Aujourd’hui, il n’y a que le profit immédiat qui intéresse General Electric et cela se fait au détriment d’un projet industriel. « Les marges que l’on peut attendre d’une activité neuve sont faibles et comportent des risques industriels importants, il suffit de voir les retards sur Flamanville. Et ça, GE veut l’abandonner, donc tuer les salariés, la R&D, les frais fixes et ne garder que des gens qui vont vendre des pièces détachées. C’est la stratégie de GE en Europe », constate Laurent Santoire, délégué syndical central au comité européen de General Electric pour la CGT. « Les centrales nucléaires se regardent au siècle. Il faut donc des entreprises qui ont des compétences au siècle, pas au trimestre. Et quand on casse des compétences que l’on a mis un siècle à construire, on n’a plus rien. Quand on demande à quelqu’un de rentrer dans une centrale et qu’il n’a pas les plans de ce qui a été fait il y a 30 ans, il fait quoi ? », s’alarme le syndicaliste.

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